Des trois bouleversements politiques qui affectent le Maghreb depuis le début de cette année 2011, la crise libyenne semble être le plus dangereux. Pour la Libye d’abord, puisque la révolte populaire a pris la forme d’une insurrection armée qui coupe le pays en deux ; pour les Occidentaux ensuite, puisque l’OTAN, sous-couvert de la résolution 1973 (2011) des Nations-unies et afin de protéger les populations civiles, s’est engagé aux côtés des rebelles, misant témérairement sur une guerre-éclair ; pour la région enfin, puisque le conflit « déborde », récemment en Tunisie, et que ses conséquences humanitaires commencent à se faire sentir dans les pays limitrophes.
C’est précisément cette régionalisation de la crise libyenne qui inquiète à N’Djamena, capitale pivot au Sahel, trait d’union géopolitique entre l’Afrique du nord arabe et l’Afrique subsaharienne. Cette régionalisation se manifeste par des milliers d’immigrés fuyant à travers l’immensité hostile du Sahara et par le recours à des soldats de fortune en provenance d’Afrique subsaharienne – des supplétifs africains « surpris » aux côtés de l’armée de Kadhafi au début des combats. La rapidité de la régionalisation de la crise montre que d’autres effets collatéraux, non anticipés et de plus long terme se profilent à l’horizon. Il s’agit des changements que la prévisible chute du Guide libyen ne manquera pas d’induire dans les pays du Sahel où, depuis longtemps déjà, celui-ci conjugue influence politique et présence économique. Au premier rang de ces pays se trouve le Tchad qui a été, durant les dernières décennies, le champ expérimental des mutations de la politique africaine de la Libye[i] et où la crise libyenne a le goût âcre de l’incertitude.
Le coût de la crise pour le Tchad : l’inversion d’une économie de migration
Aspect le plus évident pour l’instant, la crise libyenne a un coût pour le Tchad : celui de l’inversion d’une économie de migration entre les deux pays. La détérioration de la situation en Libye a eu des conséquences immédiates pour les immigrés subsahariens attirés depuis des années par la rente pétrolière. En dépit du racisme ambiant, ces immigrés ont eu accès à des emplois leur assurant des conditions de vie meilleures que dans leurs pays d’origine et leur permettant de compléter les revenus de leurs familles restées au pays.[ii] Si une vague récente de ces immigrés arrivés en Libye après la décennie 2000 (et originaires de pays lointains comme la Côte d’Ivoire, le Congo ou le Liberia) considère la Libye comme une simple étape avant l’Europe, il en va autrement des ressortissants tchadiens, nigériens, maliens et soudanais qui se sont installés dans une logique d’émigration durable depuis le boom pétrolier des années 1970. Tchadiens et Nigériens constituaient jusqu’au déclenchement de la crise les plus importantes communautés subsahariennes installées en Libye, les estimations les plus favorables chiffrant le nombre des migrants tchadiens en Libye entre 300.000 et 500.000 personnes.[iii]
Selon des organisations humanitaires, depuis le déclenchement de la crise libyenne, 64.000 tchadiens et autres personnes sont rentrés en catastrophe de Libye.[iv] Cette estimation semble cependant sous-évaluée car elle ne prend en compte que les immigrés ayant reçu une assistance humanitaire ou ayant transité par le Nord du Tchad. D’autres immigrés ont transité par l’Egypte, le Soudan et le Niger après avoir subi de nombreuses exactions et vols dont l’ampleur n’est pas encore connue. Si les chiffres sont encore approximatifs, l’impact humanitaire sur le terrain est bien réel : les autorités tchadiennes ont dû urgemment mettre sur pied un comité national de gestion de ce reflux migratoire et des camps de transit ont été créés à Faya Largeau, la principale ville du nord du pays. A court terme, les autorités tchadiennes prévoient un doublement de l’arrivée de ressortissants tchadiens, une augmentation des autres émigrés africains, mais aussi des réfugiés libyens. Pour ajouter à la confusion et aux zones d’ombres qui entourent les événements se déroulant actuellement en Libye, des opposants libyens et tchadiens ont affirmé, sans en apporter la preuve, que les camions acheminés pour transporter les candidats au retour auraient aussi servi à l’envoi de combattants aux côtés des forces pro-Kadhafi.[v] Cette affirmation a été à plusieurs reprises démentie par les autorités tchadiennes qui ont proposé le déploiement dans la région d’une présence humanitaire internationale.[vi]
L’économie d’une grande partie du Nord du Tchad qui dépend exclusivement de la Libye va sans aucun doute être affectée par une instabilité durable au pays du Guide. Mais l’autre dimension économique de la crise libyenne est la question des investissements de la Jamahiriya au Tchad car, durant la dernière décennie, la Libye ne s’est pas contentée de renforcer son influence politique en jouant le rôle de médiateur obligé, elle a aussi développé des intérêts économiques diversifiés et importants pour les milieux concernés.
Au Tchad, la Libye a investi tous azimuts et sans grande rationalité : dans le domaine immobilier à travers la construction d’un complexe hôtelier à N’Djamena, dans le domaine industriel où elle a financé une usine d’eau minérale, dans les secteurs agricole et énergétique, faisant le pari qu’une augmentation des capacités tchadiennes dans ces domaines serait bénéfique pour des investissements futurs. La Libye est également présente dans le secteur bancaire à travers la Banque commerciale du Chari et la Banque Sahélo-saharienne pour l’investissement et le commerce qui est un organe de la Communauté des Etats Sahélo-sahariens (CEN-SAD). En 2008 et 2009, le président Déby avait lancé officiellement des travaux de construction d’un complexe commercial libyen. En 2010, l’opérateur libyen de télécommunications Réseau vert a acquis pour 90 millions de dollars la quasi-totalité du capital de la Société de communication du Tchad et envisageait d’investir 100 millions de dollars dans le développement de l’entreprise.[vii]
Comment sauver ces projets lorsque l’on sait qu’ils sont avant tout le résultat de la proximité entre Mouammar Kadhafi et Idriss Déby, ce dernier ayant fondé une partie de sa politique économique (en dehors de l’alliance énergétique avec la Chine) sur la présence libyenne ? Jusqu’à présent, les autorités tchadiennes ne se sont pas prononcées sur cette délicate question, mais il n’est pas à exclure que des hommes d’affaires chaperonnés par le pouvoir ne s’accaparent ces investissements dans des conditions opaques ou que l’Etat tchadien, imitant le Rwanda,[viii] les saisisse avec les conséquences que cela implique sur les relations avec les futures autorités libyennes.
Les risques politiques de la crise libyenne pour le Tchad : le temps des incertitudes
Non seulement la crise libyenne a un coût socio-économique qui va en s’amplifiant mais elle présente aussi toute une série d’incertitudes politiques et sécuritaires qui ne peuvent être négligés par N’Djamena. Le premier risque pour les autorités tchadiennes est, bien sûr, celui d’une contagion déstabilisatrice au nord et à l’est, régions historiquement sensibles.
Le paradoxe de la géopolitique régionale est qu’après avoir été une force déstabilisatrice, la Libye a contribué à la pacification relative du Tibesti. Lorsqu’elle ne les a pas parrainés directement, Tripoli a été étroitement associé aux différents accords de paix entre gouvernement tchadien et groupes armés Toubous opérant au Tibesti, région située à la frontière des deux pays. A ces accords officiels, il convient d’ajouter de nombreux contacts plus ou moins secrets facilités par la Libye entre le président Déby et les opposants de cette région. Les bons offices libyens ont, par exemple, servi à obtenir le ralliement d’opposants et la conclusion d’accords de paix avec les principales factions du Mouvement pour la démocratie et la justice au Tchad (MDJT), dernier groupe armé à être actif dans la région.[ix] Tout en renforçant son influence au Tchad, les interventions de Tripoli avaient aussi pour but d’éviter que l’instabilité au Tibesti ne déborde au sud de la Libye où vivent de nombreuses tribus Toubous.
Aujourd’hui, le gouvernement tchadien craint que la crise libyenne ne conduise à l’afflux de populations Toubous libyennes vers le Tibesti. Beaucoup de Toubous sont militarisés en raison de leur enrôlement dans la garde civile libyenne. Une connexion avec d’anciens rebelles du Tibesti, où la pacification demeure précaire, fait partie des plus grandes craintes de N’Djamena. Comme dans les années 1980, le « problème du Nord » pourrait être réactivé et menacer la stabilité du régime tchadien. Des déplacements de population dans cette région comportent un potentiel déstabilisateur identique à la crise du Darfour. En effet, le terreau sociopolitique des flux migratoires occasionnés par ces deux crises est semblable avec des déplacements de populations dans un espace où la rareté des ressources a toujours été un facteur de conflits et où la notion de frontière étatique n’a qu’une signification secondaire par rapport aux solidarités ethniques, tribales et claniques. De même que l’Est du Tchad et l’Ouest du Soudan ont des populations identiques régies par de nombreux systèmes d’alliances et contre-alliances, de même le Nord du Tchad et le Sud libyen ont en commun un groupe ethnique, les Toubous subdivisés en de nombreuses tribus potentiellement rivales.
A l’Est, la crise libyenne a été l’occasion d’une divergence de positionnement entre le Tchad et son ancien ennemi soudanais. Tandis que le président Déby a souligné le péril islamiste pour mettre en garde contre une éventuelle chute de Kadhafi, Omar Al Bashir, le chef de l’Etat soudanais a pris fait et cause pour le Conseil national de Transition (CNT). Cette divergence de vues aura-t-elle un impact sur le processus de réconciliation entre les deux pays ? Répondre par l’affirmative serait téméraire, car l’hostilité (sinon la méfiance) soudanaise constante vis-à-vis de Kadhafi n’a pas empêché le rapprochement avec le Tchad amorcé depuis deux ans et Khartoum et N’Djamena se sont récemment entendus sur la sécurisation de la zone des trois frontières (Centrafrique, Soudan, Tchad).[x]
L’élément perturbateur pourrait être le rôle que voudrait jouer Khalil Ibrahim, chef rebelle à la tête du Mouvement pour la justice et l’égalité (MJE). Le MJE est le principal groupe rebelle du Darfour qui a rejeté la signature d’un accord définitif de paix avec le gouvernement soudanais. Après avoir longtemps bénéficié de la protection du Tchad, Khalil Ibrahim a été expulsé du pays en avril 2011 parce qu’il gênait le processus de rapprochement entre N’Djamena et Khartoum. A la demande du président Déby, la Libye lui a accordé l’asile.[xi] Un éventuel retour de ce dernier au Darfour avec des armes acquises en Libye n’est pas à exclure. Selon le CNT et la presse d’opposition tchadienne, des combattants du MJE feraient actuellement partie des « mercenaires » combattant aux côtés des forces pro-Kadhafi. La localisation actuelle de Khalil Ibrahim lui-même est incertaine, mais les services de sécurité tchadiens estiment qu’il se trouve toujours en Libye. Le Tchad et le Soudan suivent attentivement ses mouvements car les deux pays pensent que lui et ses troupes pourraient remettre en cause la stabilité de la région s’ils ne sont pas « récupérés » à temps.[xii]
Enfin, et c’est sûrement pour le gouvernement tchadien le problème le plus préoccupant, les relations entre N’Djamena et Tripoli risquent de ne plus jamais être les mêmes. Les accusations du président Déby sur la présence, réelle ou fictive, d’Al-Qaïda auprès des insurgés de Benghazi, ne sont, rien moins que la réponse à une autre accusation sur l’existence de « réseaux » tchadiens coordonnant, depuis le Nord du pays, un soutien militaire actif à Kadhafi.[xiii] En évoquant la présence auprès des insurgés libyens de membres de la branche maghrébine d’Al-Qaïda, accusés par avance de vouloir déstabiliser le Tchad et les autres Etats du Sahel, le président Déby a tenté de parer les critiques suscitées par sa loyauté initiale envers Kadhafi. Si au cours de ses vingt ans de règne, Idriss Déby a trouvé auprès de la France son principal soutien extérieur, la Libye fait figure d’allié numéro 2 tant au plan financier que politique. La chute de plus en plus inéluctable du dirigeant libyen signifie la perte d’un allié essentiel qui, entre impérium et manipulations, a néanmoins facilité la cooptation de nombreux opposants.
On ne saura pas toute la vérité sur ces « réseaux » qui, après l’intervention de l’OTAN, sont devenus de plus en plus gênants. L’hypothèse de leur coordination depuis le sommet de l’Etat tchadien n’est pas clairement établie, même si la connivence entre Daoussa Déby, frère du chef de l’Etat et ambassadeur à Tripoli et le pouvoir libyen n’est pas récente.[xiv] Il n’en demeure pas moins que cette « hypothèse » a alimenté une hostilité réciproque entre le Tchad et la coalition anti-Kadhafi regroupée au sein du CNT, hostilité qui annonce l’instauration d’une « relation autre » avec le puissant voisin du nord.
A plusieurs reprises, le CNT a accusé le Tchad du terme peu enviable de mercenariat, ce à quoi celui-ci a répondu en émettant des doutes sur la capacité (ou la volonté) du CNT d’être un véritable rempart contre le terrorisme islamiste qui menace le Sahel (sous-entendu comme l’a été Mouammar Kadhafi).[xv] Ces échanges d’amabilité laisseront des traces et c’est un régime hostile à N’Djamena dès ses débuts qui risque de s’installer à Tripoli, forçant Idriss Déby à repenser ses alliances régionales.
La crise libyenne n’est pas la première tempête régionale que doit traverser le régime d’Idriss Déby. Depuis vingt ans, celui-ci a fait preuve d’une remarquable faculté d’adaptation face aux mutations et soubresauts de son environnement régional. Néanmoins, N’Djamena observe avec une appréhension certaine le déroulement des événements qui sont en train de décider de l’avenir de son plus important voisin et partenaire, conscient qu’une instabilité durable de la Libye ou/et un régime hostile à Tripoli pourrait se révéler aussi dangereuse pour sa politique intérieure que pour sa géopolitique régionale.

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